La carte n’est pas le territoire invite à considérer le sol comme un espace vécu. Chacune des deux installations qui composent l’exposition tente de combler un écart entre les outils cartographiques qui découpent et synthétisent les milieux de manière abstraite, et l’extraordinaire richesse des écosystèmes. Formulé dans les années 1930 par le philosophe Alfred Korzybski, l’aphorisme qui donne son titre à l’exposition exprime cette distance entre la représentation du monde et la réalité.
L’installation sonore Toucher terre, de Karine Bonneval, offre d’écouter le sol. Les motifs des six tapis de laine naturelle disposés dans l’espace s’inspirent des cartes pédologiques de la région du Centre-du-Québec, dont la fonction est de révéler la composition souterraine du territoire. Rendue audible grâce à un capteur de contact fabriqué sur mesure, la résonnance du sable se distingue de celle de la tourbe ou de la terre noire qu’habitent des organismes vivants différents. Dans la salle, chaque tapis diffuse les enregistrements de terrain réalisés au sein d’un même biotope : forêts, bords de rivières, jardins, cultures vivrières, prairies, champs. Les tapis présentent également des « portraits » visuels de ces sols obtenus selon le principe de la chromatographie. Dans Toucher terre, la carte devient moelleuse, chaleureuse et accueillante. Elle convie à s’allonger pour découvrir ce qui sinon nous échappe.
De nos champs s’élèvent poussières (2024), l’installation photographique de Mériol Lehmann, se penche sur l’érosion des sols arables des basses-terres du Saint-Laurent. Les images captées depuis le ciel montrent toutes de la machinerie à l’œuvre, mais c’est bien le milieu qu’elles ensemencent et labourent qui en est le sujet véritable. Ces champs qui semblent s’étendre à l’infini, Lehmann les visite depuis plusieurs années. En plus du titre de chacune des photographies, des cartes satellitaires d’une couleur rougeâtre apportent des indices sur le lieu où elles ont été prises. Il ne faudra pas s’étonner de leur pixellisation puisque ce n’est pas une « image » claire du sol qu’elles doivent transmettre, mais une quantité d’informations, des données, sur sa productivité. Autrement dit, ce n’est pas à l’œil humain qu’elles s’adressent, mais à d’autres machines.
Tandis que le développement historique de la cartographie est considéré par de plus en plus de chercheur·se·s comme un outil d’appropriation dont l’efficacité reposait sur l’effacement des relations vivantes préexistantes, les œuvres de Bonneval et Lehmann soulignent dans un habile renversement que le territoire est infiniment plus complexe que le montre la carte. Du dialogue sur la fragile écologie des sols qui s’instaure entre les deux installations naît ainsi une attention renouvelée pour la vie qui se déploie sous nos pieds, à l’abri des regards.
Josianne Poirier, commissaire de l'exposition